Nous sommes arrivés à la fin d’un modèle de développement basé sur l’illusion de la toute-puissance humaine et sur une vision productiviste du monde qui voit l’expansion économique comme une fin en soi. Si nous désirons éviter les inégalités sociales et les dégâts environnementaux qui sont les conséquences directes de ce modèle, de même que les régressions autoritaires qu’il risque d’engendrer dans le champ politique, il nous faut d’urgence changer de cap. L’économie doit être remise à la place qui lui revient : celle d’un ensemble d’outils et de moyens mis au service de fins humaines. L’organisation et la politique économiques doivent être guidées par un objectif de « bien-vivre » (living well en anglais, buen-vivir en espagnol) – non à travers la seule expertise, mais à la faveur d’un processus démocratique. Ce n’est qu’à ces conditions que les politiques publiques et les décisions collectives ne seront plus subordonnées aux impératifs de la globalisation financière, et que la politique pourra être à nouveau considérée comme la sphère dans laquelle nous pouvons discuter ouvertement, élaborer et mettre en œuvre les règles partagées de notre vie commune. Ces enjeux sont décisifs au moment où nous entrons dans le XXIème siècle, que nous soyons acteurs de la société civile, chercheurs, décideurs publics ou privés.
Dans un tel contexte, nous, en tant que citoyens et groupes de citoyens d’une planète unique, belle mais fragile, femmes et hommes de différentes générations, originaires de divers continents, immergés dans des cultures et des langues différentes, adhérant à différentes spiritualités ou religions, ou n’appartenant à aucune religion, nous nous accordons pour dire que :
• La globalisation financière et la croissance, telles que nos pays les ont vécues depuis au moins trois décennies, engendrent des désastres humains, environnementaux, énergétiques et climatiques. Elles créent un déséquilibre global entre la production de gadgets polluants et non durables dans les pays émergents et la surconsommation de ces gadgets par les ménages du Nord. En même temps, les bulles spéculatives sur les marchés financiers engendrent, pour le monde entier, un risque systémique constant. Il en résulte une vulnérabilité à court terme qui empêche nos sociétés de faire face aux enjeux urgents liés à la survie fondamentale de notre planète et de nos sociétés, au nom de nos enfants. En dépit du slogan véhément selon lequel « il n’y a aucune alternative au modèle actuel », nous pensons qu’il existe déjà aujourd’hui une multitude de manières alternatives d’organiser nos économies – des manières plus respectueuses des droits humains, plus amicales envers la planète, plus soucieuses de la qualité des relations humaines que de la valeur de marché des biens matériels, et plus sensibles à une distribution équitable des ressources mondiales.
• Tant la gestion du secteur public que celle des entreprises privées se fondent sur l’hypothèse partagée selon laquelle le progrès humain ou le développement peuvent simplement être assimilés à la croissance du PIB, comme cela a été fréquemment le cas depuis la « révolution » industrielle en Occident. Pourtant, de modèle nous a menés dans une impasse. La croissance économique seule ne peut fournir la solution aux divers déséquilibres qui frappent notre monde globalisé. Bien que certains pays continuent à avoir besoin de croissance économique pour satisfaire les besoins de base de leurs populations, il n’y aucune raison de penser que la façon dont ils devraient croître devrait simplement imiter les trajectoires passées de pays occidentaux. Au contraire, la recherche de la croissance du PIB, accompagnée de son outil favori – la compétitivité marchande – et de son principal rejeton – une agriculture productiviste –, ont progressivement mis nos sociétés sur un sentier caractérisé par un formidable gaspillage d’énergie et de ressources, des déséquilibres macroéconomiques et monétaires de plus en plus profonds, des famines récurrentes, des crises financières, des inégalités (en termes de genres, entre générations, entre ethnies, en terme de capacités et de revenus) et des blessures humaines – le tout à de multiples niveaux territoriaux, nationaux, internationaux et intercontinentaux.
Nous nous trouvons face à une destruction systématique de la nature et de nos liens sociaux, sous l’effet hypnotique d’une foi illusoire dans les pouvoirs autorégulateurs des marchés. Dès lors, nous nous constituons comme un groupe intercontinental dont l’objectif est d’explorer, catalyser et promouvoir des expérimentations sociales alternatives, des avancées politiques et des théories économiques diverses qui puissent être conçues et mises en pratique afin d’échapper à cette situation alarmante. Nous désirons faire cela à travers un processus collectif d’apprentissage et d’innovation, ancré dans un échange interculturel entre nos différents héritages, impliquant tous les citoyens du monde, mais en particulier les mouvements sociaux et économiques populaires, les intellectuels, les associations politiques et les peuples indigènes.
Nous devons contribuer à la construction d’un monde où une vie meilleure – définie comme une existence plus prospère et florissante – soit possible pour toutes et tous. Nous partageons la conviction que ce monde nouveau est déjà en train de naître. Il nous faut l’aider à grandir en partageant nos expériences actuelles et en les mettant en question.
À cette fin, nous sommes persuadés que quatre thèmes devraient constituer les piliers de toute économie politique en vue d’une vie florissante et prospère :
1) l’agenda environnemental, lié entre autres au pic du pétrole, au réchauffement climatique et à la destruction de nos écosystèmes. Nous sommes convaincus qu’un New Deal fondé sur la simple poursuite d’une croissance économique quantitative ne peut être le modus non moriendi adéquat, et que même une « version verte » d’un tel New Deal n’est pas à la hauteur des immenses défis qui nous attendent. Nous en appelons dès lors à d’autres manières de sauver notre planète.
2) les enjeux sociaux, liés à la réduction de toutes les inégalités actuelles, à l’atténuation des conditions de travail non décentes et à la lutte contre l’insécurité alimentaire, sans quoi l’agenda environnemental ne pourra tout simplement pas être mis à l’ordre du jour. Ceci requiert, en particulier, que l’on aille au-delà du principe d’« égalité des chances » qui, dans bon nombre de pays, sert d’outil rhétorique pour légitimer l’injustice sociale.
3) les problèmes économiques, liés à la régulation de la monnaie et des actifs aussi bien physiques que financiers. Une vie meilleure à l’échelle de nos territoires n’a que très peu de chances d’émerger si nous ne remettons pas, en même temps, en question l’architecture globale de notre monde globalisé et financiarisé post-westphalien et post-Bretton-Woods.
4) un approfondissement de la démocratie, qu’elle soit représentative, participative ou délibérative, qu’elle se situe à un niveau d’un État ou d’une région, ou même au sein d’entreprises privées et de grandes sociétés.
C’est notre conviction que les trois premiers piliers ne peuvent être étudiés séparément, et que chacun d’eux requiert la prise en compte du quatrième – c’est-à-dire une revivification en profondeur du cadre démocratique dans lequel un débat populaire et égalitaire puisse avoir lieu, nourrissant la sphère publique de nouvelles alternatives de sens commun en vue de la vie meilleure que nous désirons partager.
Il existe une énorme variété de potentiels pour une vie florissante qui sont actuellement mal utilisés ou même pervertis, ou encore rendus invisibles par la façon de penser et de travailler de la plupart des économistes dominants et des politiciens. Notre projet est de libérer ces riches potentiels afin que toutes et tous puissent prospérer. Pour ne citer que quelques exemples :
davantage de protection et de conservation des territoires naturels et de la biodiversité ;
une bio-agriculture plus goûteuse et plus locale ;
davantage de services associés aux droits humains fondamentaux, parmi lesquels l’accès aux biens publics universels (eau potable, air propre, terre non polluée, santé, éducation, capacités de base, etc.) ;
des logements plus décents et à basse énergie pour tous ;
des aliments plus nourrissants pour tous ;
un travail plus sensé, orienté vers la fécondité sociale et écologique (en termes de soutenabilité) et pas seulement vers la valorisation marchande ;
davantage de sécurité dans nos vies professionnelles et sociales ;
une moindre volatilité des taux de change et du commerce international ;
davantage de solidarité, aussi bien au sein des entreprises et des administrations publiques que dans nos relations économiques dé-financiarisées et dé-globalisées ;
davantage de reconnaissance du travail de reproduction sociale dans une perspective d’égalité des genres.
Étant donné ces grandes orientations, le débat économique et politique ne peut être limité au marché et à l’Etat, il est nécessaire d’intégrer les initiatives en œuvre dans la société civile qui se sont multipliées dans les dernières décennies. Se reconnaissant dans plusieurs parties du monde sous l’appellation d’économie sociale et solidaire (social and solidarity economy en anglais, economía social y solidaria en espagnol), de telles expériences commencent à faire l’objet de politiques publiques qui leur sont destinées et qu’elles co-construisent. Elles dessinent des voies concrètes pour une transition écologique et sociale en contribuant à une nouvelle action publique articulant initiatives citoyennes et action des pouvoirs publics. Une telle action publique renouvelée est en effet indispensable pour s’opposer à la démesure du nouveau capitalisme. C’est à travers la reconnaissance du pluralisme en économie comme en politique que peut être construite une nouvelle économie politique pour notre temps.